Visioconférence avec Jacques Rupnik

Jacques Rupnik est un politologue, Directeur de recherche émérite à Sciences Po et ancien Conseiller spécial à la Commission Européenne. Il est un spécialiste des d’Europe Centrale et Orientale.

Le thème de cette visioconférence du 28 avril était :

« Le groupe de Visegrad victime collatérale de la guerre en Ukraine ? »

Créé en 1991 par un groupe de politiciens polonais, hongrois et tchécoslovaques, dont Vaclav Havel et Lech Walesa, le groupe de Visegrad moderne était censé dévaluer les frontières, mettre fin au nationalisme et faciliter l’intégration européenne après la chute de l’URSS. Néanmoins, les dirigeants actuels de ces Etats – et plus particulièrement la Hongrie d’Orban et la Pologne de Kaczynski – ont réorienté l’effort initial du groupe vers la diminution de l’influence de l’Europe dans leurs pays respectifs au nom d’une alternative : les démocraties illibérales.

Trois thèmes principaux sous-tendent la division autour du libéralisme en Europe de l’Est. 1) Le libéralisme politique, qui renvoie au constitutionnalisme et à l’Etat de droit, est dénoncé par Orban et Kaczynski comme un système imposant un  » impossibilisme juridique  » qui restreint la démocratie légitime incarnée par la seule volonté du peuple, qu’ils considèrent comme les ayant élus pour gouverner. 2) La question de la nation et de la souveraineté nationale a été mise en avant lors de la crise migratoire de 2015, lorsqu’Orban et Kaczynski ont promu la défense d’un particularisme national. Cette liberté collective qui prévalait sur la liberté individuelle était perçue comme menacée par une  » invasion culturelle  » venue de l’Europe extérieure. Dans leur raisonnement, cette menace implique une re-légitimation du  » droit légal de l’Etat  » à réguler son immigration et à maintenir son unité, même si c’est au prix d’un  » Etat de droit libéral « . 3) Enfin, les chefs d’Etat hongrois et polonais considèrent qu’un libéralisme sociétal émergent ébranle le cœur de la civilisation chrétienne occidentale – la famille, la nation et l’Eglise – qu’ils protègent contre des  » politiques décadentes  » comme l’avortement et les droits LGBTQ+.

Cependant, la guerre en Ukraine a engendré un schisme entre la Pologne et la Hongrie : en février 2022, Orban a rencontré Poutine et l’a assuré qu’il était un « modèle pour la Hongrie », tandis que les Premiers ministres de la République tchèque et de la Pologne (ainsi que le Premier ministre slovène) se sont rendus à Kiev en mars 2022 pour réaffirmer leur soutien à l’Ukraine. Le réalignement de Kaczynski, loin de la possible  » troisième guerre mondiale contre l’UE et l’Etat de droit  » qu’il envisageait à l’automne 2021, s’explique par les craintes historiques de son voisin russe. Confronté à une potentielle invasion militaire, il est désormais contraint de choisir le  » moindre mal  » dans son dilemme entre autocratie russe et démocratie européenne. Le groupe de Visegrad devra nécessairement se redéfinir, ainsi que ses valeurs idéologiques et politiques, après la guerre.

De même, l’UE devra repenser sa propre identité et son fonctionnement. Le processus d’élargissement doit être revu et adapté à l’état de l’Ukraine, qui devra se reconstruire après la guerre avant d’espérer répondre aux critères de Copenhague, toujours en vigueur. En outre, l’Union doit désormais accepter son rôle et faire face à la dualité de son approche dans les Balkans, où l’on recherche à la fois la construction d’un État-nation et l’intégration européenne. En fin de compte, cela signifierait reconnaître la nécessité d’une intégration européenne progressive et à plusieurs vitesses, ainsi que la diversification des couches de l’UE entre son noyau politiquement et économiquement stable et ses périphéries moins intégrées.

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