RENCONTRE AVEC ANNE LAUVERGEON

Résumé du déjeuner du club QQFM avec Mme Anne Lauvergeon, administratrice de sociétés, ancienne directrice générale d’Areva, le 29 juin 2012 à Paris. Dans le cadre du thème annuel du club (« le temps long et l’action »).

Exposé d’Anne Lauvergeon :

Nous avons connu plusieurs révolutions énergétiques successives, la première étant la maîtrise du feu par l’homo erectus, qui eut des conséquences décisives en termes de sécurité, d’hygiène, de capacité de résistance au froid.

Les révolutions énergétiques suivantes reposent toutes sur l’association d’un nouveau combustible et d’une technologie : le bois et le silex pendant la période paléolithique ; le charbon et la machine à vapeur, dont l’utilisation s’est développée à partir de 1800 ; le pétrole et le moteur à explosion (1859) ; l’électricité et la lampe à incandescence, inventée par Edison en 1879. Ces révolutions énergétiques ont transformé le monde et ont été à l’origine de la mondialisation.

Lors du premier choc pétrolier, les pays développés ont choisi de développer le nucléaire pour ne pas dépendre des pays producteurs de pétrole. Ils ont en général choisi de produire 20 à 30% de leur électricité à partir du nucléaire ; la France, cas de figure unique, choisit de porter ce taux à 80%. Cette politique est le fait d’un Etat stratège, qui a développé une vraie vision industrielle.

La France a lancé dans les années 70 six grands programmes scientifiques et techniques : spatial, aéronautique, télécommunications, nucléaire, train à grande vitesse, plan calcul. Cinq de ces six programmes ont été couronnés de succès. Réussir de tels programmes nécessite une vraie coordination, en particulier avec une commande publique qui s’aligne sur ces programmes.

Lorsque la France opte pour le nucléaire, l’Etat choisit la technologie des réacteurs à eau pressurisée développée par Westinghouse contre la technologie graphite gaz développée par le CEA. Le principe de collaboration avec les Américains est inscrit dans le nom de l’entreprise créée pour concevoir les réacteurs nucléaires : Framatome, Franco-Américaine de Constructions Atomiques.

Une explication de la part importante du nucléaire dans la production d’énergie électrique en France est que les responsables politiques français dans les années 70 avaient tous été traumatisés par la guerre d’Algérie et qu’ils ne voulaient absolument pas dépendre des ressources fossiles de l’Algérie.

L’Etat stratège est un concept à la fois moderne et obsolète. Moderne, parce que nous sommes en face d’un grand nombre d’états stratèges dans le monde : Chine, Corée du Sud, Russie, Emirats, Sultanats et Monarchies du Golfe… Obsolète, parce qu’on ne peut plus tout faire seul et qu’il est indispensable de développer des schémas de coopération. Par exemple, le réacteur de 3e génération EPR est un projet franco-allemand porté par Areva et Siemens ; EADS rassemble la France, l’Allemagne et l’Espagne ; l’Eurofighter est développé par la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. La coopération européenne est la manière moderne de renforcer l’Etat stratège.

Quelques éléments notés dans les Questions/Réponses :

- Le modèle social a considérablement évolué et il n’est plus aussi prestigieux de faire une carrière administrative que par le passé. Le constat est le même pour les enseignants. Il faut profondément réformer l’Etat, et encourager les allers-retours entre le privé et le public.

- Les Français ont besoin d’un rêve. Celui de Napoléon était de conquérir l’Europe pour lui donner le visage de la France. Ce rêve a perduré bien après 1815… Au XIXème siècle, ce fut l’empire colonial. Au XXème siècle, le rêve du général de Gaulle fut de construire l’Europe… avec les règles françaises ! Quel est aujourd’hui notre rêve ? Quelle est notre vision ? Deux pays pensent pour le monde : les Etats-Unis et la France. C’est très clair dans les réunions internationales, au G8 par exemple. C’est une force !

- Pourquoi la France et l’Allemagne ont-elles des politiques si différentes vis-à-vis de l’énergie nucléaire ? Les deux pays sont très complémentaires : l’Allemagne a réussi l’industrie, la France a réussi l’énergie. Cela pourrait être une formidable opportunité. La grande chance de la France est d’avoir des champions du monde de l’énergie : EDF, Areva, Total, GDF Suez, Veolia. L’enjeu est maintenant de trouver des sujets stratégiques communs et de « chasser en meute ». Il faut retrouver le sens du collectif.

- L’Etat et les marchés sont tous deux nécessaires et il leur faut s’équilibrer mutuellement pour que chacun ne tombe dans ses travers naturels. Les marchés doivent empêcher l’Etat de choisir, quand un problème survient, la solution « chic ». Exemple d’Areva, à qui l’Etat a demandé tout et n’importe quoi au cours de ces dernières années : reprendre Bull, reprendre la participation de France Telecom dans ST Microelectronics,…

- A Fukushima, à la suite du séisme, les réacteurs construits par GE, Toshiba et Hitachi s’arrêtent normalement. En pareil cas de figure, ils doivent être refroidis pendant un certain temps car le combustible continue à dégager de la chaleur. L’électricité étant coupée, les groupes électrogènes se mettent en route normalement. Ils sont ensuite inondés par le tsunami arrivant sur la côte et s’arrêtent. Dans les procédures, ce sont ensuite les pompiers qui doivent intervenir : aucun pompier n’est venu à Fukushima, sans doute en raison des milliers de victimes causées par le tsunami. Faute de pompiers, de l’eau aurait dû être pompée dans la mer pour arroser le réacteur ; or les Japonais ont « contemplé » la situation pendant 24h sans prendre aucune mesure. Une des causes de la catastrophe est clairement le manque de transparence du nucléaire japonais : ce problème était déjà connu, des problèmes de fissures avaient été dissimulés par le passé, etc. On aurait également dû créer, aux côtés de la cellule de crise, une cellule stratégique pour la prise de décision et l’orientation de l’action.

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