Visioconférence avec Gilles Kepel, Directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée, École Normale Supérieure – PSL

Jeudi 4 mars 2021, l’Institut Aspen France et EY ont eu le plaisir d’accueillir Gilles Kepel, Directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École Normale Supérieure – PSL, pour un déjeuner géopolitique par Zoom sur le thème : « Le Prophète et la Pandémie : Comment élucider les bouleversements au Moyen-Orient ? ».

Dans cet ouvrage écrit à chaud, Gilles Kepel a souhaité souligner le caractère exceptionnel de cette année 2020 qui a profondément bouleversé le Moyen-Orient. La pandémie qui commença en début d’année 2020 a fait chuter les prix du pétrole et a fragilisé l’ensemble des économies mondiales. Au Moyen-Orient, les pétromonarchies se mettent ainsi à repenser leur modèle économique et à investir dans d’autres secteurs.

Le baril de pétrole étant descendu à -36$ en avril 2020, c’est l’occasion d’accélérer les mutations de manière irréversible. Pour le spécialiste du Moyen-Orient, c’est tout le sens du projet du prince d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane : comment faire pour sortir de l’ère pétrolière et maintenir une centralité au Moyen-Orient ?

Pour Gilles Kepel, l’Arabie Saoudite a trouvé la réponse en s’alliant à des pays locaux qui produisent des technologies high-techs comme Israël et les Émirats Arabes Unis. Pour développer une jeunesse dynamique et mondialisée, encore faut-il que celle-ci trouve des emplois et qu’elle entreprenne, et c’est sur ces secteurs que l’Arabie Saoudite mise aujourd’hui.

Par ailleurs, à travers le titre de son ouvrage Le prophète et la pandémie, Gilles Kepel démontre comment cette crise sanitaire a également révélé une compétition entre puissances arabes pour prendre le leadership du monde musulman.

L’évènement fondateur qui cristallise ces rivalités est la réislamisation de Sainte Sophie à Istanbul le 24 juillet 2020, le jour du 97e anniversaire du traité de Lausanne qui avait fixé les frontières de la Turquie actuelle. Cet évènement est très important car il se veut être le symbole d’une reconquête de l’Islam et le président turc Erdogan souhaite en être le représentant.

Dans ce nouveau contexte politique, Gilles Kepel distingue deux camps. D’un côté, l’axe fréro-chiite et de l’autre, l’entente d’Abraham. L’axe fréro-chiite se constitue du Qatar, de la Turquie, et de l’Iran qui se définissent par leur soutien à l’islam politique et au rejet des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite. Ces puissances, qui ne sont pas toujours d’accord, se sont réconciliés face à la présence occidentale dans la région et s’opposent à « l’entente d’Abraham ».

En effet, éradiquer l’occident de la région est un intérêt commun à la Turquie, la Syrie, l’Iran ainsi que la Russie qui joue également un rôle dans cet axe. Le rapprochement entre la Turquie et la Russie s’est notamment illustré par l’achat de missiles S-400 à la Russie, alors même que la Turquie est membre de l’OTAN.

Pour ce qui est de l’entente d’Abraham, elle est constituée de l’Arabie Saoudite, des États-Unis, d’Israël, de l’Égypte, des Émirats Arabes Unis et du Maroc. Cette entente se pose en adversaire de l’islam politique. Cette opposition entre ces deux camps structure une grande partie des échanges et des relations diplomatiques entre les pays de la région, notamment en Syrie, au Liban mais aussi au Yémen et jusqu’au Sahel.

Ces deux projets culturels et politiques s’affrontent donc sur plusieurs fronts mais le premier est bien sur la question de la légitimité des leaders de l’Islam. L’Arabie Saoudite tient à garder son influence internationale et à diffuser le wahhabisme qui constitue un des fondements de son économie. Cependant, les images du grand pèlerinage à la Mecque vide, lors des célébrations de juillet dernier, ont égratigné cette position de leader que l’Arabie Saoudite cherche à incarner dans le monde musulman.

Aujourd’hui, les cartes ont été rebattues et de nouveaux enjeux se dessinent qui entraînent avec eux des changements de rapports de forces entre puissances régionales. Le changement d’administration à Washington va sans doute avoir un impact fort sur ces équilibres. La Turquie d’Erdogan, face au principe de réalité, devrait ainsi repenser sa stratégie et son discours vis-à-vis des pays occidentaux, et notamment de la France.

Dans tous les cas, ces bouleversements tectoniques ont remis en question de grandes fractures historiques de la région, telles que la fracture israélo-arabe et la question palestienne ou encore la fracture chiite-sunnite. Aujourd’hui, six états arabes ont officiellement signé la paix avec Israël. Ces fractures structurent le Proche et le Moyen-Orient depuis des dizaines voire des centaines d’années, et si elles existent encore, elles sont moins présentes depuis l’année 2020.

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