Le Figaro – Interview de Madeleine Albright

A l’occasion de la XXIIème édition de l’Aspen Ministers Forum, Anne Fulda a interviewé Madeleine Albright et a publié un article dans le Figaro à ce sujet le 27 juin 2018. L’ancienne Secrétaire d’État y rappelle, en lien avec le sujet de l’Aspen Ministers Forum, l’importance de la diplomatie dans les relations internationales actuelles pour régler les crises que nous connaissons actuellement.

Madeleine Albright – Former State Secretary

LE FIGARO.- Vous en avez parlé lors du forum organisé par l’Institut Aspen, et dans un livre intitulé Fascism, que vous venez de publier aux États-Unis, on assiste aujourd’hui à un réveil des nationalismes un peu partout dans le monde. Cela vous inquiète-t-il?

Madeleine ALBRIGHT. –Comme vous le savez, je suis moi-même une immigrante, je suis née en Tchécoslovaquie et suis arrivée aux États-Unis en 1948. C’est d’ailleurs à Versailles, où nous étions hier, dans le cadre de l’Institut Aspen, ce groupe d’anciens ministres des Affaires étrangères que j’ai créé, qu’a été signé le traité du Trianon validant la création, en 1918, de la Tchécoslovaquie née sur la base de l’identité nationale… Alors, oui, aujourd’hui j’observe la renaissance du nationalisme, en Europe et ailleurs, avec inquiétude. Je comprends qu’en réaction à la mondialisation et au développement des réseaux sociaux, les gens veuillent conserver leur identité, leurs racines et leur langue, mais quand le patriotisme se mue en nationalisme et que la défense de son identité entraîne le refus ou le rejet des autres identités, cela devient dangereux. Cela rappelle un peu ce qui s’est passé dans les années 1920-1930.

«Avec le recul, il y a eu des signes avant-coureurs, notamment lors de la guerre des Balkans et de la tentation de certains de procéder à un nettoyage ethnique»

Vous faites un constat assez alarmiste. Restez-vous néanmoins optimiste?

Je suis une optimiste qui s’inquiète. On dit souvent aux États-Unis «see something, say something». J’ai donc décidé de faire quelque chose en attirant l’attention sur la nécessité de respecter partout la liberté de la presse et les institutions démocratiques. Nous devons aussi continuer à «faire de la diplomatie» et parler avec ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord, sans se moquer d’eux ou les injurier.

Avez-vous pressenti cette résurgence des nationalismes lorsque vous étiez aux Nations unies puis secrétaire d’État auprès de Bill Clinton?

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque qui était tout à fait différent. C’était la fin de la guerre froide, une période pleine d’espoir marquée notamment par le désir de transformer l’ONU en un instrument de paix entre les nations. Quand je suis devenue secrétaire d’État de Bill Clinton (de 1997 à 2001, NDRL), notre souhait était ainsi d’engager une nouvelle relation avec la Russie. Cette évolution m’a cependant surprise même si, avec le recul, il y a eu des signes avant-coureurs, notamment lors de la guerre des Balkans et de la tentation de certains de procéder à un «nettoyage ethnique». Il y a eu alors un certain renouveau de l’idée nationale chez les différents peuples de la région, favorisé ensuite par le développement des réseaux sociaux.

«Il faut se souvenir que Mussolini, premier dirigeant fasciste, est arrivé au pouvoir, comme Hitler, après avoir été élu»

Vous avez écrit en 2000 un livre intitulé Dieu, l’Amérique et le monde dans lequel, comme une réponse au Choc des civilisations de Huttington, vous indiquiez que la religion alliée à la raison permettait d’avoir de meilleures relations diplomatiques avec les pays musulmans. Écririez-vous aujourd’hui la même chose?

Je pensais alors que nos diplomates devaient mieux comprendre et connaître le rôle de la religion en politique, au même titre que l’histoire. Les grandes religions ont des points communs, elles parlent toutes d’amour, de paix et de charité même si elles ont aussi des expressions fondamentalistes. Le 11 septembre 2001, puis la guerre en Afghanistan et certains événements intervenus au Moyen-Orient ont changé la donne. L’islam n’est pas guerrier, mais il y a des islamistes.

Dans Fascism, vous relevez des traits communs (la certitude d’avoir toujours raison, la haine des journalistes, le sens du spectacle…) entre Trump et Mussolini. Diriez-vous que Donald Trump est un dirigeant fasciste?

Non, je ne dirais pas ça, mais je suis pour le moins troublée quand il désigne la presse comme l’ennemi à abattre ou qu’il remet en question une décision de justice. J’ai commencé à écrire ce livre avant de savoir qu’il serait élu président des États-Unis et après avoir fait le constat qu’aux États-Unis et ailleurs le contrat social semblait ébréché. J’ai voulu m’interroger sur ces fractures en revenant sur ce qui était arrivé dans le passé. Il faut se souvenir que Mussolini, premier dirigeant fasciste, est arrivé au pouvoir, comme Hitler, après avoir été élu. La définition du fascisme est difficile, mais il y a une citation de Mussolini dans le livre qui est très éclairante: «Si vous plumez la poule, plume par plume, les gens ne le remarquent pas.» Alors, il faut prendre garde quand des dirigeants, partout dans le monde, ne respectent pas la presse, des institutions démocratiques comme la justice ou exacerbent les passions plutôt que de trouver un terrain d’entente, une solution d’apaisement.

«Je pense que les migrations font partie de notre vie. Nous devons nous organiser pour les traiter d’une manière à la fois responsable et humanitaire»

La crise européenne face à l’afflux de migrants, l’élection de Donald Trump et de dirigeants nationalistes en Europe et en Turquie, ne reflètent-ils pas aussi une forme de cécitéd es dirigeants dans le passé, leur incapacité à écouter ce que disent les peuples?

C’est vrai, nous n’avons pas entendu certaines choses et nous n’en avons pas vu venir d’autres: la destruction d’emplois, avec l’émergence de nouvelles technologies, mais aussi, phénomène important, le vieillissement des populations qui explique par exemple que les Allemands ont eu besoin des travailleurs turcs. On n’a pas mesuré non plus les conséquences de ce qui s’est passé au Moyen-Orient. La crise a débordé des frontières, et l’Europe ne s’est pas préparée à l’afflux de ces populations fuyant leur pays. Je pense que les migrations font partie de notre vie. Nous devons nous organiser pour les traiter d’une manière à la fois responsable et humanitaire. Je le répète: je suis une immigrée. Les États-Unis sont le pays de la diversité et se sont toujours distingués par leur capacité d’adaptation.

Que pensez-vous d’Emmanuel Macron et de son positionnement politique?

Je ne le connais pas, mais son discours, lorsqu’il est venu devant le Congrès, à Washington, a beaucoup impressionné par son souffle, sa clarté et sa précision. Il a un job très difficile, notamment pour faire évoluer l’Europe.

Avez-vous connu Simone Veil à qui la France rend hommage dimanche en transférant ses cendres au Panthéon? Quelle image gardez-vous d’elle?

Je pense que c’est quelqu’un qui savait qui elle était et a joué un rôle important dans la société et en politique. C’est quelqu’un qui a osé prendre la parole. Une femme engagée.

Quel message voudriez-vous adresser à la jeunesse face à ce monde dangereux?

Les jeunes doivent s’engager. Cela ne suffit pas de critiquer, il faut agir et penser positivement. Ils doivent aussi apprendre et comprendre l’histoire et les conséquences de chaque acte.

Vous pourrez trouver l’article dans sa version originale sur ce lien.

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