RENCONTRE AVEC FRANÇOIS HEISBOURG

François Heisbourg était l’invité du club Dandizan mardi 2 octobre 2012. Il s’est exprimé à propos des « conséquences stratégiques de la crise de l’euro » puis a étendu son analyse aux grands équilibres mondiaux.

La situation de l’Europe

Aujourd’hui l’Europe connaît une situation d’anomie : on n’habite plus en Europe mais dans tel ou tel pays, le sien. La Belgique et l’Espagne se délitent. Les drames internationaux (Golfe, Libye, Iran, etc.) sont « clivants » et font ressortir les divergences des opinions européennes. En 2008, la crise était vécue comme mondiale (plans de relance américain et chinois), ça n’est plus tellement le cas aujourd’hui. On observe une non-convergence des volontés au sein du G20.

Les élections allemandes de 2013 seront le moment vraiment décisif. On aura le choix entre deux modèles de développement : égoïsmes nationaux ou relance concertée en Europe. L’Allemagne acceptera-t-elle un modèle européen fédéral, autrement dit une union de transferts ? Angela Merkel fait par ailleurs une politique rappelant celle du chancelier Heinrich Brüning (déflation de 1932 qui par ses conséquences sociales a causé l’ascension d’Hitler), cet épisode est souvent oublié et ne fait pas partie du « récit allemand », ce qui est inquiétant…

Il faut garder en tête que les empires disparaissent rarement à cause de la périphérie mais à cause du centre (voir l’URSS) et se maintiennent également par le centre (pour rappel la situation des Etats-Unis en 1861/1865 : le centre a payé pour maintenir les Etats de la périphérie au sein de l’ensemble « états-unien »).

3 scénarios pour l’Europe

1) Premier scénario pour l’avenir de l’Europe : attendre que les choses se fassent, réagir le plus tard possible et le moins fort possible (scénario du « chien crevé au fil de l’eau »). Gérer l’existant et rien de plus. C’est ce qu’on a fait depuis 2009, puisque les 27 ne prennent pas le temps de faire autre chose que de gérer le quotidien. Les chefs d’Etats n’ont pas matériellement le temps de gérer autre chose que le quotidien de l’Europe en crise. La gouvernance de la relation Etats – UE gagnerait a être revue. Rappel : alors que le protocole de Kyoto (1997) a eu lieu à l’initiative des Européens, ces derniers ont été marginalisés dans la suite du processus. A Copenhague en décembre 2009, les Etats-Unis, la Chine et l’Inde ont terminé la conférence sur le climat sans l’Europe, qui avait pourtant un moment cru pouvoir devenir un acteur stratégique.

Depuis, on observe un délitement : les Britanniques larguent les amarres lentement mais sûrement : depuis décembre 2011, le Royaume-Uni sort des politiques européennes concernant la justice et les affaires intérieures (bien que cela aille manifestement contre son intérêt de le faire…). On est entré dans une Europe à deux vitesses. Le dossier BAE/EADS montre qu’on n’est plus dans une logique européenne ; il n’y a pas de position européenne sur les dossiers stratégiquement importants. En Libye, les pays de la « germanosphère » ont été absents… Quant à la Turquie, avec laquelle l’UE envisageait de resserrer les liens au point de l’intégrer, elle s’éloigne et se « poutinise »…

2) Deuxième scénario : l’Europe joue le jeu fédéral (comme les Etats-Unis, l’Inde…) et réussit à le faire. La Finlande et la Grèce sont moins éloignées l’une de l’autre que le Pendjab et le Bihar en Inde, donc pourquoi pas ? Ce scénario permettrait une UE forte alors que les pays de la « germanosphère » sont assez « mous » au plan stratégique. Une Europe capable de négocier avec la Russie, d’assurer la paix dans les Balkans et de protéger les démocraties européennes des extrêmes… Cette Europe aurait adopté durablement la culture de la stabilité à l’allemande, ce qui serait difficile à vivre pour les Français. François Heisbourg n’y croit pas vraiment alors qu’il le souhaite. Il note que François Hollande, qui est très secret, n’a pas donné de signe de son inclination vers le fédéralisme. Par ailleurs, même si les Allemands ont une culture fédérale, doit-on prendre au sérieux les portes entrouvertes par l’Allemagne vers un fédéralisme européen ?

Ce scénario signifierait probablement une Europe continentale sans le Royaume-Uni, à la façon dont l’Asie existe sans l’Australie.

3) Troisième scénario, celui de la fin de l’euro : une sortie de la Grèce entraînerait probablement la sortie de l’Allemagne et l’explosion de l’eurozone… Il est vrai que l’euro est sous-évalué pour les Allemands, tandis qu’il est surévalué pour les Français. La population allemande avec sa culture luthérienne (la frugalité est morale, la dette est considérée comme une faute, Schuld) a du mal à envisager qu’il est de son intérêt d’aider les « mauvais élèves ».

Sur un plan stratégique, la sortie de la Grèce aurait des conséquences inquiétantes : la Grèce et Chypre se rapprocheraient de la Russie, l’élargissement de l’UE deviendrait impossible dans les Balkans, qui pourraient retomber dans une crise telle que celles qu’on a connues au début des années 1990. Si la Grèce veut rester dans l’Europe, c’est pour des raisons stratégiques et démocratiques plus qu’économiques (elle ne veut pas redevenir « balkano-levantine »).

Dans un tel scénario, l’Italie pourrait dévaluer et s’en sortir grâce à son tissu industriel et une dette d’Etat détenue essentiellement par les Italiens.

Nouveaux enjeux stratégiques

L’intérêt des US est d’avoir une économie européenne qui fonctionne. En cas d’explosion de l’euro, on ne peut pas prédire s’il resteront dans un dialogue de sécurité et de défense avec un collectif européen ou s’il développeront des relations bilatérales comme ils le font en Asie. Par contraste, malgré sa langueur économique, la France est bien placée sur le plan stratégique. Il reste que le terrain d’affrontement stratégique aujourd’hui le plus préoccupant est le cyberespace, « l’exact inverse de l’arme nucléaire, dont on sait qui la possède et la contrôle ». Le cyberespace nivelle les rapports de force et augmente le nombre de joueurs sur l’échiquier stratégique.

L’enjeu de la compétitivité

Qu’est-ce qu’un pays compétitif ? Si on prend le critère de la balance des biens et des paiements, le Royaume-Uni et les Etats-Unis n’ont jamais été compétitifs. Si on prend le critère de la croissance, la Grèce, l’Irlande et l’Espagne devraient avoir été les pays les compétitifs du monde…

La Chine, elle, a bénéficié d’un avantage démographique (« demographic sweet spot ») pendant les années du boom. Avec beaucoup de jeunes et pas de seniors, le pays disposait d’un profil démographique exceptionnel, ayant permis une performance économique fabuleuse pendant 30 ans. Un regard sur la démographie de la Chine amène à prévoir un vieillissement accéléré d’ici 10 à 12 ans (résultat de la politique de l’enfant unique mise en place en 1976). On peut prévoir qu’au milieu des années 2020, la Chine aura un profil démographique « à la japonaise » entraînant une faible croissance avec de surcroît des problèmes sociaux par manque de femmes. Même scénario pour l’Allemagne : la croissance interne allemande sera faible car la population active va diminuer.

Les pays à profil exportateur (Japon/Allemagne) n’ont jamais réussi à créer une hégémonie durable. Comme le montre l’exemple des empires durables (Espagne, Royaume-Uni, Etats-Unis), l’’Histoire tend à donner le premier rang aux ensembles commercialement déficitaires et financièrement et culturellement excédentaires. Les pays dont le bien-être et la puissance dépendent de la propension d’autrui à importer leurs biens n’ont pas connu le même succès (voir l’Allemagne de Guillaume II avant 1914 ou le Japon de Hiro-Hito avant Pearl Harbor).

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