RENCONTRE AVEC LAURENCE BOONE

Laurence Boone

Dandizan, 14 avril 2010, Paris.

Nul ne connaît encore avec précision la situation réelle des finances publiques grecques. C’est seulement le 22 avril qu’Eurostat rendra les conclusions de son audit, mais même après cela, il restera des zones d’incertitude, par exemple sur le provisionnement des engagements des caisses de retraites publiques, dont les comptes n’ont jamais été certifiés.

A la décharge de la Grèce, il est vrai que la quasi-totalité des pays de la zone euro ont usé de montages financiers et d’artifices comptables pour améliorer la présentation de leurs comptes. Simplement la Grèce s’est livrée à ces « habillages » dans des proportions très supérieures aux autres.

En tout état de cause, même en incluant les marges d’incertitude, la Grèce est aujourd’hui insolvable. Même avec des hypothèses favorables de retour à la croissance (3% par an au lieu de 2% pré-crise) et même avec un scénario d’inflation à 4% qui permettrait d’éroder la valeur de la dette (au lieu des 2% qui sont la cible de la Banque Centrale européenne), le ratio dette publique / PIB ne peut être stabilisé, et passe de 95% en 2007 à 182% en 2016 selon le scénario central (projection des tendances passées), ou au minimum 153% si toutes les hypothèses sont au plus favorable.

Il est vrai que l’économie grecque comporte une part substantielle de transactions non déclarées (le FMI estime cette économie « au noir » à 25 à 30% du PIB officiel), ce qui suggère un potentiel de rehaussement du PIB bien réel. Mais cette économie clandestine n’est pas prise en compte par les créanciers et les investisseurs tant qu’elle n’apparaît pas dans les circuits officiels.

Pour faire face aux déficits qui s’annoncent encore pour les années à venir, la Grèce a besoin d’environ 50 milliards d’euros par an durant les trois prochaines années. Qui va les lui prêter et à quel prix si la probabilité de défaut continue de s’accroître ?

Et si la Grèce fait défaut, alors trois conséquences immédiates en résultent : tout d’abord l’impossibilité de financer le redressement de l’économie grecque (les capitaux domestiques s’enfuiront à l’étranger et les capitaux étrangers refuseront de s’investir dans un pays qui ne tient pas ses engagements de remboursement) ; ensuite une contagion immédiate au Portugal et à l’Espagne, puis, dans une moindre mesure, à l’Irlande et à l’Italie ; enfin un risque majeur sur la stabilité du système bancaire européen (à titre d’exemple, l’exposition des banques suisses au risque grec égale 12% du PIB suisse, en raison de la centralisation en Suisse de nombreux financements du transport maritime).

Que peut-il se passer ? 

-Le scénario optimiste (qui ne peut pas être totalement exclu) : la Grèce met effectivement en œuvre un plan drastique d’ajustement de ses finances publiques ; les autres pays membres de la zone euro lui apportent leur soutien grâce à des prêts qui permettent au gouvernement grec de financer ses besoins à des prix qui ne soient pas prohibitifs ; la gouvernance de la zone euro progresse sous l’effet des nécessités de résolution de la crise (intégration fiscale, coordination des politiques économiques, disciplines communes respectées).

-La Grèce ajuste douloureusement ses finances publiques sur dix ans, par une déflation réelle considérable, sans pour autant que la gouvernance européenne et les règles de fonctionnement de la zone euro ne changent. Dans ce scénario, les éléments d’une nouvelle crise sont réunis du fait d’une divergence croissante de modèles économiques entre une Allemagne qui accumule les excédents, et d’autres (la France et les pays du Sud) qui accumulent les déficits budgétaires, les déficits commerciaux et une dette croissante. L’euro se déprécie.

– La Grèce fait défaut (elle n’a pas réussi à mettre en œuvre un plan de redressement crédible de ses finances publiques, ou n’a pas reçu le soutien effectif des autres Etats membres de l’euro ou du FMI) mais elle reste dans l’euro. Autrement dit : elle garde la monnaie commune, avec ses avantages (la stabilité monétaire) et ses inconvénients (l’absence de marge de manœuvre dans les politiques budgétaires), mais paye le prix de son défaut par des taux d’intérêt durablement plus élevés que les voisins. Ce sont les Grecs et leurs créanciers qui paient le prix de la crise, pas les autres citoyens européens.

-La Grèce et l’ensemble des pays périphériques font scission et quittent la zone euro. Le coût de l’ajustement structurel est trop élevé, politiquement et socialement. Ces pays préfèrent la dévaluation – quitte à en payer le prix par un coût de financement plus élevé à l’avenir.

-L’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et quelques autres sortent de la zone euro.  Pour échapper à la dévaluation qui menace la monnaie commune, ils reconstituent une zone monétaire « euro-mark » qui fait le choix d’une monnaie forte. Ce choix n’est évidemment pas sans conséquences : les pays de l’ « euro-mark » perdent la prime de liquidité dont ils disposent dans l’euro, ce serait un choc négatif pour leur compétitivité, la fin du marché unique pour l’Allemagne qui en a grandement besoin. Politiquement, il n’est pas sûr qu’un gouvernement allemand ait envie de porter cette lourde responsabilité, qui serait interprétée politiquement comme la fin de la construction européenne.

Un test de solidité pour l’Europe

La clause de «no bail-out» dans les traités de l’Union européenne interdit expressément aux Etats membres de prendre à leur charge les engagements financiers d’un gouvernement national. Cet article permet de prémunir l’Europe contre l’ « aléa moral ». Il donne corps au principe selon lequel il n’est ni raisonnable ni légitime de laisser les contribuables d’un pays payer pour les erreurs des gouvernements d’un autre pays, sur lesquels ils n’ont aucun contrôle démocratique. Pour autant, il existe d’autres articles dans les traités européens qui permettraient un soutien financier.

Sur le plan politique en revanche, le discours évolue. En février 2009 l’Union européenne disait qu’elle ne laisserait pas tomber la Grèce. Depuis, la chancelière allemande et son ministre des finances ont ouvertement évoqué l’hypothèse d’un défaut grec, voire de la sortie de la Grèce de l’union monétaire. La crise des subprimes a échaudé les opinions publiques. Le plan de soutien européen annoncé récemment repose sur des prêts bilatéraux, qui devraient être approuvés par les Parlements de chaque pays prêteur. Or il n’est nullement acquis que les parlements allemand et néerlandais votent les prêts à la Grèce.

Au cours des dernières semaines, les pays européens, même s’ils ont fini par annoncer, le 11 avril, un plan d’aide à la Grèce, n’ont cessé d’afficher leur manque de coordination (déjà avec le plan de sauvetage des banques pendant la crise financière et la cacophonie des différents plans de relance).

On a découvert avec la crise grecque que l’euro n’est pas forcément une construction pérenne. Alors que la construction européenne apparaissait comme une inéluctable marche en avant, on réalise à présent qu’elle peut s’arrêter là ou même reculer. La fragilité actuelle de l’entente franco-allemande ne fait qu’ajouter à l’incertitude.

Rétrospectivement, on voit que tous les pays ont profité à leur manière de la mise en place de l’euro : les pays à monnaie autrefois faible en bénéficiant des taux d’intérêt bas associés à la force de la monnaie commune, les pays à monnaie autrefois forte (comme l’Allemagne) en gagnant des parts de marché dans le commerce international. Cette équation « gagnant-gagnant » est-elle en train de toucher ses limites ?

 Une crise qui concerne tout le monde

Tous les pays d’Europe sont peu ou prou concernés par la dégradation de leurs finances publiques, dans un contexte démographique défavorable. Même si la démographie française est l’une des plus dynamiques en Europe, les dépenses liées au vieillissement de la population (retraites, dépendance) représentaient en 2007 28,4% de son PIB. Un pays comme la Grèce devra consacrer d’ici 2035 9,1 points de PIB supplémentaire aux dépenses liées au vieillissement de la population.  On peut prévoir une explosion inéluctable des déficits en Europe vers 2016, si de sérieux efforts d’ajustement ne sont pas faits.

La solution passe-t-elle par une désinflation salariale à l’allemande? Difficile de prôner une telle solution quand on sait qu’une bonne partie de la croissance en Europe dépend de la consommation. Tour dépend plutôt de la manière dont l’Europe saura saisir l’opportunité de croissance que représente le développement phénoménal des « GEMS » (Grown up Emerging Markets) : la demande vient désormais de là et la Chine va tôt ou tard se mettre à dés-épargner et à consommer.

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